Le surgissement de l'événement
Dans le fonctionnement des sociétés contemporaines, la guerre, son imaginaire et les médias sont devenus tributaires les uns des autres. Survenant juste après l’affaire de Timisoara puis la guerre du Golfe et sa propagande organisée en pool, la médiatisation des conflits yougoslaves (1991-1999) est un marqueur à la fois de cette triple dépendance et d’un changement de régime de représentation. La guerre civile qui oppose en 1991 les Serbes de Croatie aux Croates (et autres) est à la fois emblématique et singulière de cette approche médiatique. Jean-Claude Soulage décrit cette période dans le discours informatif télévisuel, comme étant celle d’une scénarisation de type « point de vue synoptique », « une position de surplomb par rapport à l’événement » qui offre une vision distanciée. « Les acteurs et les actions sont l’objet de dénominations et de qualifications interchangeables (cessation, affrontement, provocation, agression, etc.) ». C’est ce qui la différencie le plus de la période suivante qui couvre la guerre en Bosnie (1992-1994) plus personnalisée par les figures du réfugiés, de l’ humanitaire et du casque bleu à la fois au service des deux premiers et impuissant. Cette vue générale du conflit dans le discours va renforcer par contraste l’ordinaire des images, jusqu’a la chute de Vukovar et le retour à une vision dramatique de la destruction d’une ville « martyre », point culminant du surgissement de l’événement. En faisant une recherche sur le site de l’INA, on peut trouver 37 reportages diffusés par les journaux des télévisions publiques pour l’année 1991 (sur 641 diffusés par A2 et TF1) dont le sujet est le conflit (du 3 mai au 26 novembre). En incrustation sur les images, apparaissent des noms de lieux inconnus pour la plupart (en dehors de Yougoslavie et Dubrovnik) : Yougoslavie, Krajina, Ciljane, Kijevo, Plastovo, Banija, Struga, Okucani, Osijek, Vukovar, Dubrovnik, Petrenija, Backa Palanka, puis le nom de Vukovar revient entêtant, inquiétant, jusqu’à sa « chute », le 19 novembre 1991. Les images, tournées pour beaucoup par la Yugoslavenska Radiotelevizija, montrent des lieux ordinaires, des bourgs, des petites villes de cette « espace de marge et de pénombre » de ces Balkans inconnus « à deux heures de Paris », troublés, comme surpris, par l’apparition d’une guerre « en plein coeur de l’Europe ». De l’apparition de ces lieux sur nos écrans au surgissement de l’événement, une tension a été créer entre l’ordinaire et l’extra-ordinaire. En contrepoints des scenarii des média, des documents, les actes d’accusation du Tribunal Pénal pour la Yougoslavie contre Milan Babic, Janko Bobetko, Slavko Domanovic, Ante Gotovina, Ivan Cermak et Mladen Markac, Goran Hadzic, Miograd Jokic, Milan Martic et Pavle Strugar, constituent une autre histoire du conflit, non-médiatique car illisible.